La réforme managériale et sécuritaire de l’école
L’école-entreprise, tel semble bien être l’objectif des nouveaux réformateurs de l’école à l’ère néolibérale et sécuritaire. Ne serait-il pas temps de faire de l’école une machine « efficace », de la soumettre à la saine pression concurrentielle du marché, à l’évaluation généralisée des résultats, à la surveillance numérique des élèves et des professeurs, au dépistage des comportements anormaux ? L’heure n’est plus à la démocratisation de la culture, elle est à la croissance de la productivité des enseignants et à leur mutation en hommes d’entreprise. La raison ultime de « la réforme de l’école », qui prétend à l’exclusivité, a un nom unique : la performance, le nouveau mantra des « modernisateurs ». L’école est désormais soumise à la logique économique globale de la compétitivité, dans ses fins, dans sa justification politique, dans ses catégories pratiques, dans ses formes d’organisation. Un nouveau mode de gouvernement de l’école s’impose qui touche au cœur du métier enseignant, qui affecte directement les rapports pédagogiques, qui modifie le sens des apprentissages et la nature de l’enseignement. Il est régi par un dispositif de concurrence et de surveillance, gage supposé de performance.
En France, ce nouveau mode de gouvernement de l’école n’est pas encore complètement identifié par les professionnels de l’enseignement et par les parents, encore moins par l’opinion. Qui lit en effet les rapports abscons et monotones des institutions internationales (OCDE, OMC, Banque mondiale, Commission européenne) où sont décrits pourtant avec précision les objectifs et les méthodes de la réforme managériale ? Cette méconnaissance tranche avec des pays plus « en avance » comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis par exemple, où les conséquences sur le terrain et dans les esprits se font sentir depuis plus longtemps.
Comprendre la nature du changement en cours n’a rien d’évident parce que nous avons affaire à des tendances dominantes, à des processus complexes et souvent contradictoires, à des réformes ponctuelles et successives, dont la cohérence d’ensemble est souvent masquée par des effets idéologiques anesthésiants. Plus troublant encore, ce nouveau régime scolaire tente de se donner une légitimité par la critique de l’ancien modèle d’école, inégalitaire et bureaucratique, traitant la population des élèves et des étudiants comme une grande masse que l’institution sélectionne, distribue dans des tuyaux étanches et finalement répartit dans des groupes socioprofessionnels remarquablement proches de ceux de leurs milieux familiaux d’origine.
Aux maux de cette école, les néo réformateurs entendent imposer une solution universelle qui a pour nom « l’école managériale »
Pourtant, la mutation de grande ampleur qui est engagée n’a pas toutes les vertus qu’on lui prête. Elle commence même à faire sentir des effets qui entraînent désarroi, lassitude mais aussi révolte et désobéissance du côté des enseignants. Il ne s’agit pas ici de « dénoncer » le cours nouveau pour mieux embellir l’ancien, mais de proposer un cadre d’analyse apte à rendre compte de ce qu’il a de singulier.
L’école devient une entreprise (presque) comme les autres
La logique qui sous-tend la modernisation de l’école est maintenant commune à toutes les institutions publiques. C’est celle de la concurrence et de la surveillance. L’argument qui la motive dans l’enseignement est connu. Les professeurs pèsent sur les fonds publics, accroissent la dette « laissée aux générations futures », cela pour un résultat économiquement peu rentable à l’heure de « l’économie de la connaissance ».
Comment faire pour que les enseignants se centrent désormais sur leur mission principale : produire « des compétences nécessaires à la compétitivité de l’économie française immergée dans la compétition mondiale » ? Cela suppose une révolution symbolique, technique et organisationnelle. La mutation, déjà bien entamée, a commencé dans le champ de l’enseignement par l’usage de la langue économique (offre, demande, marché, compétences, capital humain, calcul des « rendements »). Les professeurs, de la maternelle à l’université, ont été peu à peu regardés comme des salariés d’entreprises scolaires, des techniciens du rapport pédagogique, des opérateurs d’une « ingénierie didactique et pédagogique » élaborée par des experts de laboratoires. Les identités professionnelles des enseignants ont été ramenées à la banalité du travail en entreprise, et ce au nom de la suppression des « privilèges ». Une immense littérature a répandu l’idée que la seule véritable justification des investissements scolaires résidait dans une formation professionnelle adaptée aux besoins des entreprises et permettant l’insertion professionnelle.
L’Etat a mis très activement en place les outils nécessaires à la construction d’un marché scolaire. Le changement a commencé dès les années 1980 par une réforme du « pilotage » des établissements secondaires à l’occasion de la décentralisation. La « demande » des familles est alors érigée en principe régulateur du système d’enseignement selon une logique concurrentielle. Le « libre choix des familles » entre écoles est regardé comme une source de transparence, d’émulation et de progrès pour le système scolaire. Le modèle de management par la « pression du client » commence alors à s’imposer dans le service public, favorisant une mutation de ses missions et de ses valeurs. La diversification de « l’offre » de chaque établissement en fonction des publics (les « projets d’établissement » de la Loi Jospin en 1989), une dépendance accrue aux financements locaux, la création d’indicateurs de productivité (la « valeur ajoutée des établissements ») qui sont largement diffusés par la presse (les « palmarès annuels des collèges et des lycées ») sont censées donner aux familles les instruments objectifs de leur « choix » dans les meilleurs établissements et les inciter à faire pression sur les équipes pédagogiques et les collectivités locales pour améliorer l’école. La construction du marché scolaire se poursuivra tout au long des années 1990 par l’assouplissement progressif de la carte scolaire et ceci jusqu’à sa suppression complète annoncée pour 2010. En bref, les gouvernements successifs ont encouragé les comportements guidés par l’intérêt personnel des familles, ce qui n’a pas été pour rien dans le développement des inégalités sociales et des ségrégations ethniques dans le milieu scolaire.
Faire agir la pression de la concurrence suppose de transformer les établissements scolaires en des sortes de petites entreprises. Comme il y a des outils de la concurrence de marché, il y a des outils du management d’entreprise. C’est là tout l’objet de la Nouvelle Gestion Publique, certes bien lente à déployer tous ses effets dans le monde de l’enseignement public français, attaché à des principes d’égalité des usagers devant les services publics et aux valeurs d’intérêt général. Mais des progrès ont été réalisés dès la fin des années 1980, qui ont permis de donner plus d’autonomie à leurs équipes de direction, de doter celles-ci de pouvoirs et de moyens de contrôle sur leur personnel plus importants, y compris en matière de recrutement. Des modifications ont été également réalisées dans la mentalité et le comportement des chefs d’établissement.
, et qu’on pourrait aussi bien nommer « l’école entrepreneuriale ». Cette dernière n’a pas été toute inventée par les modernisateurs de l’école. Ils ne sont que les importateurs d’une rationalité globale qui a pour norme la concurrence du marché, pour modèle l’entreprise, et pour instrument le management de la performance.