AZIZI Abdellah
PLP Lettres-Histoire
LP Marcel Sembat
Sotteville-Lès-Rouen
Objet : Nouveaux programmes Bac Pro 3 ans
Rouen, le 24 avril 2009.
Monsieur l’Inspecteur,
Suite à la journée du 6 avril dernier, consacrée aux nouveaux programmes de Français et d’Histoire Géographie dans la voie professionnelle, je vous écris cette lettre car aujourd’hui je ne peux plus me taire. Ces programmes élaborés depuis 2006, et prévus au départ pour un cycle de quatre ans ( 2 ans BEP + 2 ans Bac Pro ), ont dû être remaniés au nom de la prétendue réforme du Bac Pro 3 ans et subir, nonobstant, quelques contractions afin de pouvoir correspondre au nouveau dispositif. Résultat inévitable: ils présentent aujourd'hui de fâcheuses " lacunes" sur lesquelles nous reviendrons…
Mais permettez-moi tout d’abord de m’interroger sur le sens et les finalités de cette réforme qui prétend « redonner à l’enseignement professionnel sa dignité ». Cette voie n’était-elle pas digne auparavant ? Quelle est donc cette réforme qui n’apporte aucune réponse pédagogique aux difficultés scolaires, au renforcement des équipes, aux problèmes d’hétérogénéité des classes ?
Cette « rénovation », qui ne semble viser que des objectifs comptables, s’est par ailleurs engagée dans la plus grande précipitation, à la hâte et au mépris de l’opinion d’une large majorité d’enseignants. C’est une véritable marche forcée qui suscite du découragement et ne fait qu’accroître un sentiment d’inquiétude légitime, voire de colère, chez beaucoup de collègues au sein des établissements touchés par les suppressions de postes.
C’est un processus de déconstruction négatif et dangereux enfin, qui à terme, je le crains, risque non seulement de remettre gravement en cause les exigences et la qualité des apprentissages, mais également de dévaloriser davantage le métier d’enseignant. Nous n’avions pas besoin de cela… Pour exercer ce métier passionnant, mais de plus en plus difficile et exigeant, vous le savez, il est essentiel de le faire avec motivation et conviction. J’allais dire avec foi…Personne ne peut prétendre que la tâche est facile, elle demande du courage parfois, de l’engagement souvent. Elle a besoin, aussi et surtout, d’un respect bienveillant, d’un soutien continu, reconnaissant, et d’encouragements répétés de la part de notre hiérarchie. Or, cette réforme précipitée va aggraver une situation d’enseignement déjà difficile et fragiliser davantage les élèves les plus en difficulté. C’est le principe même d’égalité de notre service public d’éducation sur lequel pourtant, nous ne pouvons transiger, qui est directement menacé ! Notre système éducatif, imparfait certes, mais dont on peut être fier, a vocation à donner à chaque élève, sans distinction, les mêmes chances de réussite et un enseignement de qualité. Ce principe, faut-il le rappeler, figure dans le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 : « La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’Etat ».
Mais revenons à l’objet de cette lettre : les nouveaux programmes du Bac Pro 3 ans, ceux d’Histoire notamment, qui seront mis en oeuvre dès la rentrée prochaine. Tout d’abord, félicitons nous qu’une place non négligeable ait été accordée à l’époque moderne, à la Renaissance et à l’Humanisme, aux Grandes Découvertes et au premier empire colonial français. Cela permettra, en effet, aux élèves de Seconde professionnelle de se familiariser avec le temps long des civilisations et aux enseignants de s’ouvrir à diverses temporalités et à d’autres champs historiques. C’est incontestablement une avancée innovante et intéressante.
En revanche, le choix d’un découpage plus thématique que chronologique dans le traitement des nouveaux programmes d’Histoire de Première et de Terminale est, à mes yeux, plus contestable car il peut conduire à sacrifier des pans entiers d’histoire contemporaine, pourtant nécessaires à la compréhension et à la problématisation du monde actuel. Or, l’un de nos objectifs majeurs n’est-il pas de former des citoyens capables de mieux comprendre les enjeux du temps présent ?
Aucun récit de l’Histoire au XX siècle et a fortiori au début du XXI siècle, compte tenu des changements rapides, d’une information riche, complexe et diversifiée, n’est intelligible en l’absence de quelques grands points d’ancrage : la Seconde Guerre mondiale en est un. Indiscutablement. Les idéologies totalitaires, le génocide nazi, constituent sans aucun doute, des faits majeurs du XX siècle, des événements dramatiques qui n’ont pas fini d’interroger nos consciences.
Tâche ardue mais indispensable, enseigner l’histoire du monde contemporain nécessite une approche rigoureuse, sans parti pris idéologique, comme l’a montré Marc Bloch : « l’Histoire est avant tout une discipline scientifique car elle s’efforce de comprendre et d’expliquer les événements du passé ». Il convient de donner du sens, de la lisibilité, de la cohérence à la succession des événements. Mais comment rendre intelligible un récit historique sans quelques grands jalons, sans quelques repères événementiels précis, sans un cadre chronologique solide ? Comment en outre comprendre toute la seconde moitié du XX siècle (Guerre froide, Décolonisation, Construction européenne) sans avoir fait au préalable, même si la question a déjà été traitée en classe de troisième, l’étude de la Seconde Guerre mondiale ? Il est tout de même surprenant de voir que, dans les nouveaux programmes, cette question majeure ne constituera plus désormais un sujet d’étude obligatoire mais sera simplement inscrite dans le cadre d’une histoire politique et militaire des Etats-Unis d’Amérique au XX siècle !
Certes, la difficulté de traiter le XX siècle est bien connue, mais doit-elle, pour autant, nous amener à quasiment occulter un événement d’une aussi grande ampleur, et dont la mémoire reste encore vive, notamment dans notre région( Mémorial de Caen) ? Doit-elle également nous interdire de donner à l’histoire nationale, inexistante dans le programme de Terminale, la place qui lui revient ?
A la rentrée 2004, les nouveaux programmes de Terminale dans la voie générale ont introduit un chapitre novateur et passionnant intitulé « Bilan et mémoires de la Seconde Guerre mondiale » qui n’épuise pas le sujet mais qui invite les jeunes générations à réfléchir sur la mythologie de l’histoire de la Résistance et sur la mémoire du Génocide. Deux thèmes qui, par la gravité et l’importance des faits sur lesquels ils portent comme par leur prégnance dans le débat politique et philosophique actuel, sont à privilégier. Annette Wieviorka, historienne, constatait que : « la séquence Seconde Guerre mondiale a été, dès ses lendemains, une demande politique et une demande sociale », que « cette demande a eu, dès l’origine, une double visée, éthique et pédagogique ». Xavier Darcos, Ministre de l’Education nationale, a écrit à propos de la Shoah : « il faut montrer que cette réalité, tout en faisant apparaître son caractère proprement inouï et irréductible, s’inscrit dans une histoire, celle du nazisme, et qu’il convient de l’enseigner sans dérive ni erreur… ».Comment, dès lors, peut-on faire fi du large consensus qui existe chez les enseignants, et au-delà de la communauté éducative, en ce qui concerne l’impérieuse nécessité de transmettre la mémoire du Génocide, d'enseigner l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et les valeurs de tolérance qui se rattachent à cette transmission ? Ce crime majeur perpétré en Europe est absent des nouveaux programmes de Terminale, et simplement évoqué dans le programme de Première à l’occasion du sujet d’étude obligatoire intitulé « De l’Etat français à la IV République », -et encore!- par une simple illustration facultative ( la rafle du Vel’d’Hiv’ en l’occurrence) et, à l’initiative de l’enseignant !
De même, l’histoire de la Colonisation, autre grande absente des nouveaux programmes, est inséparable de celle de la Décolonisation( sans parler de l’histoire de l’immigration post-coloniale), constituant chacune deux phases successives d’événements historiquement liés. Etudier l’une sans l’autre ne permet pas, à mon sens, d'appréhender de manière critique et objective, un mouvement historique qui s’inscrit dans le temps long (quatre siècles) et qui ne peut se réduire uniquement aux épisodes des indépendances et à quelques figures emblématiques (Gandhi). L’histoire coloniale, dont l’enseignement a souffert pendant longtemps d’un net déficit, était pourtant traitée dans les anciens programmes, tenant compte des évolutions politiques et culturelles, ainsi que des avancées historiographiques sur ces questions. La découverte du passé colonial par nos élèves, notamment pour ceux "issus de l’immigration", est tout à fait essentielle, puisque notre pays a été pendant près d’un siècle et demi le centre d’un immense empire, qui comptait des dizaines de millions de personnes, partie constitutive de notre histoire de France. Pourtant, bien que la recherche historique soit aujourd'hui de plus en plus opérante pour analyser la complexité du fait colonial, ces sujets d’étude réduits à leur portion congrue, n’apparaissent pas comme des éléments majeurs de notre histoire nationale, mais comme un épiphénomène lointain et périphérique. L’exemple de l’Inde est révélateur. Quant à l’Algérie, l’accent est mis sur le processus de décolonisation militaire, « la guerre sans nom », tendant à la fois à réduire l’histoire coloniale française à cette seule dimension traumatique et à occulter toute la période précédente. Certes, les enseignants sont libres de construire leur cours comme ils l’entendent et de fournir aux élèves, profitant de leur bivalence, les documents historiques et littéraires qu’ils jugent utiles. Sur ces questions coloniales par exemple, quelques professeurs peuvent aller au-delà des programmes. Mais ces initiatives, faute de temps, restent vraisemblablement ponctuelles et isolées. Car encore faut-il que les enseignants soient davantage sensibilisés à ces questions, et que les Instructions officielles les y invitent…
Ces "vides" laissés par les nouveaux programmes d’Histoire, enfin, peuvent être également générateurs de sentiments d’exclusion et de frustration chez de nombreux élèves, situés bien souvent entre deux cultures, ne possédant pas de référents historiques solides, et ne pouvant pas se reconnaître dans une histoire qui n'accorde aucune place à leur parents, ni à leur grands-parents. Ces carences dans l’enseignement constituent le terreau idéal d’une radicalisation des discours, de crispations identitaires lourdes de violence sociale.
Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas ici de dénoncer les auteurs des programmes, d’autant plus que leur travail rendu difficile par la réforme de la voie professionnelle (élaborer des programmes pour 3 ans au lieu de 4) relevait de la gageure, encore moins de revendiquer une histoire « spécifique » ou « communautaire », car les drames du passé quels qu’ils soient (traites négrières, souffrances coloniales, génocide nazi…) constituent notre héritage commun, notre mémoire collective, notre "affaire" à tous. Il s’agit de restituer et de transmettre une histoire du monde contemporain, problématisée, susceptible de nourrir la curiosité, d’enrichir l’appétence de nos élèves pour une lecture critique et éclairée de notre temps présent, de les aider enfin à mieux connaître et donc à mieux comprendre les hommes dans leur diversité et leur universalité.
Monsieur l’Inspecteur, vous l’avez compris, cette lettre n’est évidemment pas dirigée contre vous, mais je me dois de vous l’adresser et de la faire connaître, car pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, je refuse en conscience de participer à la mise en œuvre de ces nouveaux programmes d’Histoire pour les classes de Première et de Terminale professionnelle. Je refuse en conscience d’apporter ma caution personnelle à la « réforme des Bac Pro 3 ans ».
Veuillez agréer, Monsieur l’Inspecteur, l’expression de mes sentiments respectueux.
AZIZI Abdellah
L'appel