« Incompréhensible » : c’est un des leitmotive éditocratiques devant la mobilisation des instituteurs parisiens, dont le caractère massif pouvait en effet surprendre. D’ailleurs, on interroge parfois les lecteurs pour savoir s’ils partagent cette perplexité [2] :
Certes, c’est précisément le rôle des médias de rendre compréhensible ce qui ne l’est pas au premier abord, et il pourrait y avoir là une sorte de défi, stimulant, pour des journalistes tentés de faire leur métier, en présentant le dossier dans toute sa complexité, le détail du projet de loi comme les arguments et les revendications de ceux qui s’y opposent… Mais, sans surprise, dans les principaux médias on a plutôt eu droit à des présentations parcellaires et biaisées. Quelques aperçus sur le meilleur du pire.
Sur Europe 1, « on est un peu perdu »
Mardi 22 janvier, dans « Europe 1 midi », le journal de la mi-journée, 4 min 30 (sur 25 min) sont consacrées au mouvement de grève, score honorable, même si le mercaptan échappé de l’usine rouennaise bénéficiera de deux minutes supplémentaires. Le problème, c’est qu’en 4 min 30, on n’apprendra pas grand-chose.
C’est d’abord Marion Calais qui propose un résumé très personnel du mot d’ordre des manifestants : « Ils dénoncent le retour de la semaine de 4 jours et demi en primaire ». Cette « dénonciation » n’existe que dans l’esprit de M. Calais (et nombre de ses confrères), mais qu’importe ! Elle se tourne alors logiquement vers... « Fabien Cazeaux franchement on est un peu perdu, il y a eu une concertation sur cette réforme, tout le monde a discuté, alors qu’est ce qui cloche d’un coup, aujourd’hui ? ». Et Fabien Cazeaux de proposer un « décryptage » (sic), en 45 secondes chrono, dont voici l’essentiel :
« Eh bien c’est le passage à l’acte qui pose problème […] l’objectif c’est d’alléger la journée des écoliers, tout le monde était d’accord là-dessus […] mais du coup qu’est-ce qu’on fait faire aux enfants en dehors des cours, ça c’est au cœur de la grève des enseignants parisiens aujourd’hui, alors que justement Paris est particulièrement bien doté en termes d’équipements de culture, de loisirs. À Paris et ailleurs, il y a aussi la question de la formation des animateurs qui prendront en charge les enfants qui se pose. Enfin des questions de gros sous, à la fois pour les syndicats […] les mairies quant à elles s’alarment d’une flambée de leurs dépenses […] »
Un « décryptage », donc, qui est d’abord une série de questions. Et comme « on est un peu perdu », on invite Pauline Leclerc, secrétaire académique du SE-UNSA Paris… pour les lui poser et tenter d’y voir plus clair ? Pas exactement…
C’est Patrick Roger qui attaque : « Alors franchement pendant la concertation, on a entendu un “oui” certain à la réforme, maintenant c’est “non” comme le disait Fabien Cazeaux à l’instant. Est-ce que vous n’êtes pas en train de vous battre pour obtenir des compensations à ce mercredi supplémentaire – travaillé, hein ! »
En clair : « franchement », vous n’avez pas l’air de savoir ce que vous voulez – à part de l’argent, non ? Et quand Pauline Leclerc répond que la concertation portait sur le fond, « les programmes, la manière dont on enseigne, etc. Là on a une réponse sur la forme, avec “ben ça ira mieux avec 4 jours et demi” », Marion Calais la coupe pour lui asséner une objection de bon sens, qui montre malheureusement qu’elle n’a rien compris – ou rien écouté : « Mais alors est-ce que la concertation c’était pas le moment d’exprimer vos doutes sur la forme, plutôt qu’après, une fois que le décret a été présenté ? »
En clair : même si vous savez ce que vous voulez, de toute façon c’est trop tard. Quant aux deux dernières questions, toutes deux dues à Patrick Roger, elles se passent de commentaires :
– « Alors si vous aviez Vincent Peillon, là, en face de vous, que lui diriez-vous en deux mots ? »
– « D’un mot encore, Pauline Leclerc, on a entendu des écoliers ce matin sur Europe 1, dans des écoles primaires à Paris, qui rapportaient ce que leur avaient dit des profs en disant “le mercredi c’est nul, on va plus travailler, etc.”, c’est normal de donner son avis comme ça quand on est instit’ ? »
Et quand on est le journaliste titulaire de la tranche 11h30-13h sur une grande radio nationale, c’est « normal » de poser ce genre de questions ?
L’Express a tout compris : cette grève est « injustifiée »
La veille de la journée de mobilisation, c’est L’Express qui se distingue par un petit chef-d’œuvre. Sobrement intitulé : « Rythmes scolaires : pourquoi la grève des enseignants parisiens est injustifiée », l’article propose un argumentaire contre « une grève dont les mots d’ordre sont difficilement compréhensibles ». Et s’ils sont difficiles à comprendre, ce n’est pas parce que bien peu de médias se donnent la peine de les expliquer, mais parce qu’elle est injustifiable. C’est du moins ce que prétend démontrer l’article, en trois points, déclinés avec un aplomb ministériel : D’abord « la concertation a eu lieu », ensuite cette « réforme répond aux revendications des syndicats » – sic : on comprend l’incompréhension générale ! – et enfin « l’argument avancé par les grévistes de l’allongement de leur temps de travail, sans contrepartie » n’a pas lieu d’être, puisque « le temps de travail des enseignants de primaire reste fixé à 24 heures par semaine ». Alors, où est le problème ?
Le problème est que la teneur en information de ce genre d’article est à peu près nulle : suite d’assertions péremptoires qui sont autant de points de vue et de prises de positions, cet article est un éditorial, qui gagnerait, au moins, à être signalé comme tel.
Le triomphe du Monde
Mais quand on lit l’éditorial du Monde, on se demande si l’on ne préfère pas encore l’éditorial masqué de L’Express. Dans l’éditorial du Monde, on exprime sans fard, sans scrupule et sans retenue son soutien rituel à La Réforme, et sa détestation, non moins automatique, des opposants, corporatistes et privilégiés. Ce jour-là, le titre est tout en nuance : « L’école, ou le triomphe du corporatisme ».
L’argumentaire est simple, bien qu’un peu bancal, sans doute à cause d’un enthousiasme réformiste mal maîtrisé : « tout le monde ou presque » est d’accord pour réformer les rythmes scolaires. La réforme Peillon a « rouvert le dossier », mais la « révolution » annoncée n’aura pas lieu, puisqu’il se contente de raccourcir les journées d’une « demi-heure », sans toucher à la durée de l’année scolaire. On croit comprendre que Le Monde va critiquer cette pseudo-réforme qui accouche d’une souris, mais non : les instituteurs se mettant en grève, craignant « de perdre dans l’affaire un privilège qui remonte à la monarchie de Juillet », et tentant par ailleurs « d’entraîner les parents dans leur combat », la sentence du Monde tombe, implacable : « Ce corporatisme étriqué est lamentable » [3].
Pour appuyer ce verdict, on trouve en page intérieure deux articles : le premier fait le point sur la contestation parisienne, en offrant généreusement un paragraphe (10 % de l’article) aux arguments des grévistes… avant d’y répondre lui-même !
Une « remise à plat » ? Elle a déjà eu lieu, semble-t-il, au moins à deux reprises ces dernières années […] « Pas d’apport démontré pour les élèves ? » Si un sujet fait consensus parmi les spécialistes, c’est bien la nécessité de mettre un terme à la semaine de 4 jours...
Le second, qui se présente comme une « analyse », se penche sur la stratégie de Peillon, qui « fonce tête baissée, outré des égoïsmes adultes » sur le « front du primaire », mais reste prudent sur le reste – non sans raison : « On voit déjà avec les rythmes combien il est compliqué de défendre l’intérêt de l’écolier, c’est-à-dire de celui qui dans le système ne fait pas grève et ne manifeste pas. » Heureusement que les écoliers, méprisés des instituteurs grévistes, peuvent compter sur les journalistes du Monde pour défendre leurs intérêts.
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