In JDD.com
La semaine dernière, une enseignante s'est pendue dans sa classe pendant la pause déjeuner. Les responsables de l'Education nationale ont évoqué un "drame personnel". Mais ses proches contestent cette lecture officielle des faits. La professeure aurait été très inquiète d'une éventuelle suppression de poste pour les enseignants chargés, comme elle, des enfants en difficulté.
Qu'il est commode ce portrait de Muriel B. dessiné à la hâte et grossièrement par les services de l'Education nationale. Une professeure met fin à ses jours lundi? "Un drame personnel", assure devant les caméras le recteur de Versailles. Le drame se produit, fait rarissime, au sein même de l'école? "Sans doute dans le seul but d'épargner à ses proches la découverte de son corps", ajoute un fonctionnaire.
Tandis que le ministre Xavier Darcos adresse ses condoléances au mari et aux deux enfants, l'administration insiste lourdement sur deux hospitalisations en psychiatrie en 2007 et assure que Muriel a été absente "toute l'année dernière", ce qui est faux. L'administration croit bon de préciser que la jeune femme de 45 ans avait rendez-vous lundi dernier avec une psychologue "pour parler de ses difficultés personnelles", autre inexactitude: enseignante spécialisée auprès des enfants en difficulté, Muriel avait bien rendez-vous lundi à 13h 30 avec une psychologue, mais uniquement pour parler des élèves qu'elle suivait, ainsi qu'elle le faisait tout au long de l'année scolaire. Après le suicide il y a trois semaines d'un enseignant de 39 ans dans l'Aisne, l'Education nationale se voile-t-elle la face au risque de ne pas affronter une part de vérité, cette désespérance qui gagne des professeurs de plus en plus nombreux?
Profitant d'un moment de solitude, Muriel s'est pendue durant la pause-déjeuner dans la salle qu'elle occupait à l'école Gambetta de Massy (Essonne). A l'issue d'une formation complémentaire d'une année, l'enseignante avait intégré il y a cinq ans les réseaux Rased (Réseaux d'aides spécialisées aux enfants en difficulté). Intervenant dans cinq écoles maternelles et élémentaires, elle aidait "les enfants ayant de grandes difficultés de comportement à devenir des élèves", explique son amie Christine Baron, qui préside l'Association des rééducateurs de l'Education nationale de l'Essonne. Par un travail sur la mémorisation, le langage, l'adresse, elle contribuait à ce que les enfants trop turbulents ou trop inhibés retrouvent leur place dans la classe.
Passionnée et impliquée
Muriel avait fait installer un panneau de basket dans sa salle de l'école Gambetta. Elle s'y est pendue à l'aide d'une corde à sauter. Trois heures après la découverte du corps, le recteur de Versailles et l'inspecteur d'académie ont réuni une vingtaine de professeurs et d'employés. L'un d'entre eux raconte: "Ils nous ont dit ce que le recteur a ensuite déclaré devant les journalistes: 'Nous avons affaire à un drame personnel qu'il convient de respecter en tant que tel.' Ils nous ont rappelé que nous étions assujettis à une obligation de réserve nous interdisant de nous exprimer et surtout d'évoquer le moindre souci que Muriel aurait pu avoir en tant qu'enseignante. Quelqu'un a lancé: 'Alors, quand quelqu'un se suicide chez Renault ou Peugeot, on a le droit de parler de stress au travail mais pas dans l'Education nationale, c'est ça?' Ils n'ont pas répondu. Nous étions tous tétanisés."
De Muriel, ses collègues disent qu'elle était une enseignante "passionnée, très impliquée, enveloppante, extraordinaire avec les enfants". Des parents ajoutent: "Une jolie petite femme blonde aux cheveux mi-longs, très gentille, très patiente." Ses amis évoquent une femme sensible, "certes fragilisée par une dépression traversée en 2007, mais qui allait beaucoup mieux". "Elle n'était pas rabougrie sur sa chaise, en train de se morfondre, précise le directeur de l'école. Bien au contraire, elle était très motivée."
Menace sur les Rased
Récemment, Muriel avait enfin réussi à rencontrer des parents qui lui avaient fait faux bond deux fois de suite. Elle avait ce jour-là remporté une petite victoire qui l'avait réjouie. Mais l'humeur était aussi à l'inquiétude. Depuis plusieurs mois, les Rased sont en effet menacés. La suppression de 3.000 postes (sur environ 8.500) est prévue au budget 2009, sans doute plus à terme. "Deux heures en moins le samedi, ça permet de supprimer ce qu'on appelle les Rased et ça fait économiser 8.000 postes, expliquait crûment Luc Ferry, l'ancien ministre de l'Education nationale, le 2 septembre dernier sur Europe 1. C'est ça l'enjeu de cette réforme. Outre que ça fait plaisir aux élèves, aux parents et aux professeurs." Les deux heures en moins du samedi étant désormais converties en deux heures de soutien aux élèves en difficulté, à effectuer par les enseignants habituels et non plus spécialisés. "Muriel redoutait cette saignée, explique Daniel Rousseau, enseignant et élu Force ouvrière. Elle répétait qu'il fallait se bouger, faire des pétitions, réagir..."
Toute la semaine, Bruno, l'époux de Muriel, a entendu l'Education nationale évoquer ce drame si strictement personnel... "Tout allait très bien depuis plusieurs mois, confiait-il hier au JDD. On se disait qu'on allait maintenant bien vivre. Mais depuis la rentrée des classes, elle était très inquiète. La décision de Xavier Darcos de supprimer l'école le samedi matin l'avait beaucoup contrariée, cette matinée étant justement le moment où elle rencontrait les parents. Muriel avait très peur de voir les Rased disparaître et d'entendre dire qu'on allait regrouper les enfants en difficulté dans des classes à part. J'ai eu beau la rassurer en lui disant que ce n'étaient que des rumeurs et que les politiques ne faisaient pas forcément tout ce qu'ils disaient, je n'y suis pas parvenu."
Cette inquiétude qui tournait en boucle dans sa tête a-t-elle réveillé d'anciens tourments? Le mari de Muriel parle posément, sans hurler sa colère. "Quand j'ai entendu le recteur à la télé... Quand je les entends nier l'importance du lieu choisi par ma femme pour se suicider... Je demande simplement aux responsables de l'Education nationale d'affronter la vérité. Si j'avais ma part de responsabilité dans l'acte qu'a commis mon épouse, je l'assumerais, je ne fuirais pas. Qu'ils en fassent autant au lieu de déverser un discours incorrect, inconséquent et méprisable." En 2006, aucun enseignant n'avait tenté de mettre fin à ses jours. L'an dernier un seul. Muriel B. est cette année le quatrième professeur qui se suicide.